"Bible des nerfs"

I L’aurore d’un désert déjà brûlant pour compagne, je foule le sol d’un tapis qui se déroule en sens inverse au tempo de mon pas. Que m’importe d’avancer là où nulle direction ne donne de destination - une étendue écrue à perte de vue - qui n’ouvre sur aucun indice de terrain différent, sur aucun
ailleurs…

J’avance parce que j’ai dans l’idée que marcher met en mouvement un processus dont j’ignore tout sinon son implacable nécessité.
Marcher pour investir et approcher l’endroit où je me trouve, affiner la perspective par l’angle de perception…
Pour grandir, progresser et étendre la portée de l’ombre sur ce chevalet de désolation.
Reconduire le mystère, attendre et couler de pas l’attente qui perd son objet de délit, espérer vaguement qu’un sommeil plus brumeux éclaire les visages, révèle le cristal minaudier des voix.

II Je pressens un monde fourmillant dans l’éclat de la trop vive lumière, comme un randonneur sait sans le voir qu’il existe sous ses pieds un empire
d’insectes.
Mais le monde vers lequel je me dirige n’est qu’une vague opaque sur une surface d’effluves.
Un ingrédient drapé d’atmosphère, mêlé à mes suffocations dans le prestige d’une factice vacuité.
Je les attends au détour d’un souffle gigantesque, je les veux lieux, foyers, carrefours.

III Ils n’existent que par ce qu’ils recueillent de vie en eux. Abolis dans le risson qui les traverse, soumis à en être le siège.
(Foisonnement d’aiguilles suivant le conduit de chaque nerf, froissement de cellules, crispation d’épidermes invisibles.)
Désaltérés par la soif d’un commun isolement qui pèsent sur eux du poids d’un vêtement de glaise sur des membres tout aussi roides.

IV Ma cadence, maintenant est calquée sur la leur, par maints fils véhéments dont aucun ne peut se dénouer. Pourtant comme eux, l’impératif qui me meut n’est pas mien.
Ce qu’il reste de nous n’est qu’une anatomie cutanée, tissulaire, réduite à la seule impulsion de réplique d’une image, de laquelle toute profondeur, tout contenu, toute nature, sont absents.
Amnésiques de nous-même, répondant néanmoins à l'écho exogène d'un intime vœu d’ardeur et de plainte… abîmés dans un précipice d'abdomen.

V Je peux les voir (nous voir), à présent par le jour qui s’achève. Etres ligués dans l’exercice d’une besogneuse agonie, qu’a inventé pour eux un tortionnaire mental. Rampant peau nue contre les sables rudes, donnant leur corps à l’effort conduits au lieu de l'unisson…
Absente, réduite à cet appel muet de paroles, je psalmodie avec eux ce mantra universel qui de ma seule voix porte l’écho: " Délivre-moi ! Délivre-moi ! ".