Parmi les jeux qui tressaient leur complicité érotique, un seul avait sa faveur.
Plus qu'un jeu d'ailleurs, il élevait ce scénario au rang d'un art qui exigeait du temps et des efforts inégalement récompensés.
C'était à elle qu'était dévolu l'Art de simuler la mort.
(Le jeu se produisait après quelques précaires préliminaires où déchiffrée à la hâte, caressé d'une main distraite, dénudée, ouverte, parfois ligotée, surtout ravagée de souffles fébriles, de promesses non tenues, elle s'étirait sans fin vers un possible jamais atteint.)
Elle s'y prêtait alors avec un ardeur égale à son désir d'être rendue femme... Ce qui ne s'était encore, à ce jour, jamais produit...
Il fallait jouer pour lui plaire, mais non comme une actrice occupée avant tout à montrer l'étendue de son talent dans un registre difficile.
Pour lui, la mort ne s'exprimait pas par un artifice balayant une imagerie habituellement accordée. C'était l'achèvement par lequel tout exulte. Il fallait la faire naître et grandir.
Elle constatait ses progrès dans le regard sombre de son partenaire, aux frissons qui parcourait ses membres.
Faire un cadavre convaincant n'est pas donné à tous. C'est un exercice délicat dont l'exigence est aride et les résultats ingrats.
Elle était douée, pensait-il, ou du moins la plus douée de toutes les filles qu'il ait connu. Elle avait pour elle l'anguleux d'un corps presque maigre, un teint cireux et des jambes laiteuses mais aussi, Aucune fille ne l'avait aussi bien
portée auparavant.
De là à le satisfaire, il y avait pourtant très loin. Pour parachever ces aptitudes naturelles, il lui fallait être suffisamment excitée, docile, attentive aux suggestions, et souple dans l'habitacle qu'on lui proposait. Apprendre la pose, le dénuement, la beauté d'un visage que seule exprime la délivrance...
Il fallait aussi accepter un dénouement en temps réel: simuler de mourir puis d'être morte.
Par moment, il se lançait dans de troubles développements leur prêtant la faculté d'imprimer plus facilement le geste au corps et de comprendre plus rigoureusement ce qui dans ce processus macabre l'attirait si irrésistiblement...
Il lui fallait un cadavre qui ne naisse pas d'une mort quelconque mais d'une situation ou d'un mot prononcé... Un cadavre spontané, sans raison, ni âge.
"Tu vas t'abattre dans un fracas imperceptible pour les autres. La vraie mort c'est l'imperméabilité de l'entourage. Les gens s'affairent et parlent fort près de ton lit mais ils n'entendent pas les milles troncs du chaos qui en toi mugissent et se tordent. Tu es plus seule que jamais, car tu pars et ils restent..."
"Le silence à présent. Les spectres ce sont eux derrière toi déjà, qui te reprochent un abdomen encore chaud. Ils dépècent ensemble le râle qui te déserte... "
Elle s'appliquait au conditionnement des images, enserrant son désir avec rage.
"Là, tu viens de mourir, tu es encore souple. Tu seras raide plus tard..."
Etre raide signifie pour le vivant un jeu de muscles en tension sans jamais donner l'apparence de l'effort. C'était là le point le plus problématique...
"Visualise ta mort. Visualise tout ce que peut signifier la mort.
N'être plus rien, oubliée de tous bientôt, car étrangère au monde, entièrement hermétique. Un mort vous nargue de sa capacité à ne plus sentir. Il rend vain tout effort pour quoi que ce soit, vous affole de ne pouvoir recevoir ni coups ni caresses... "
Tout ce qui était vain le mettait en transes...
"Vois l'inutilité de ta vie se confondre avec l'universel néant qui te contient presque toute entière"
Arrivée à ce point, elle devait cesser de lutter et victorieuse dans le renoncement attendre sa fin satisfaite au delà de toute complaisance de l’inéluctabilité de ce fait.
"On ne peut pas mourir en refusant. Il faut y consentir. Le mériter"
Ca durait des heures.
"Je suis fatiguée..." gémissait-elle.
Il s'agitait, suppliait et pleurait d'une voix rauque, puis toute colère évacuée reprenait son monologue comme un schizophrène soliloque sans témoins.
"C'est très bien là. Lorsque tu seras rompue, tu seras parfaite... "
Lasse, elle sombrait sur un coin d'oreiller par une nuit devenue trop lourde.
Il la méprisait calmement dans son repos, pour son repos, comme il méprisait toute forme de sommeil, jusqu'au sien, d'être le trop pâle reflet d'une mort sans lustre.
Il continuait pour lui seul:
"Minéral. Voilà. Le mort est minéral avec la massivité d'une sculpture primitive attendant sa désagrégation "
Son obstination était pathétique et sublime.
Livré au manque d'extase et envieux de la grandeur insoluble de son idéal, arrimer sa névrose à une idée fixe et en modeler l'accomplissement l'aidait à supporter l'inanité de son désir. L'amour réciproque avait pour lui un goût d'ordure. Seul l'impassible asepsie, le sobre abandon d'une défunte le portait aux confins de la puissance érotique. Impossible qu'il lui était de jouir normalement, il eût pu sans délai consommer une chair évadée de son socle...
Un jour pourtant elle fit une morte assez troublante pour qu'il puisse aboutir.
" Là, ça aurait pu être une morte ! "
Ca aurait tellement pu l'être que ça le fut...
Agité et fébrile, comme après un orgasme trop rare, il lui apparut que parvenue à cette maîtrise de son propre corps qu'accompagnait sur l'instant l'accident de la perfection - rarement reproductible - elle faisait un cadavre tellement sublime, qu'il fallait qu'elle le demeure une fois pour toute.
Sujet: L'art de simuler la mort 